Notes du ravin (extraits) / from Notes from the Ravine

French

Une buse monte en lentes spirales dans la lumière dure de l’avant-printemps. On taille le grenadier, dont les épines acérées vous éraflent les mains. Contre toutes les espèces d’absurdités qui, elles, vous feraient vous effondrer sur place.

« Rien n’est prêt… » : mots sauvés d’un vague sommeil, mais dont je sais qu’ils voulaient dire qu’on n’avait pas pensé à préparer ses bagages, qu’on continuait à avancer sans regarder devant soi, qu’on se payait de mots — comme ceux-ci.

Mais avec ça, quoi préparer ? Ou bien on va commencer à rôder, à trébucher dans l’irréel avec, de loin en loin, le secours d’incertains repères sauvés par la mémoire, et ce ne sera plus de toute façon qu’une histoire d’ombre entre des ombres ; ou bien, si l’on voit assez clair…

Je me suis interrompu sur ces mots, comme le cheval qui bronche devant l’obstacle, et recule. Puis, à tâtons, en plein désarroi, j’ai pensé de nouveau que, probablement, la plus haute musique, la plus fervente prière, arrivés là, dans la lumière glacée de la condamnation sans appel, nous rejoindraient moins sûrement que le mouvement presque silencieux du cœur, de ce qu’on appelle le cœur ; que ce serait la meilleure, humble et presque invisible, la presque seule obole ; même si elle ne nous ferait plus passer nulle part, puisque là cesserait toute direction.

Daumal : « … la poésie blanche va à contre-pente, elle remonte le courant, comme la truite, pour aller engendrer à la source vive… »

En longeant la Chalerne : de petites cascades sous les arbres, dans les rochers ; un peu partout des violettes, des envols d’oiseaux ; et, au soleil de mars, une tendre chaleur.

Plus loin, l’eau brille presque sans couler, parce que la pente est devenue faible ; et les premières feuilles commencent à trembler au-dessus du ruisseau. L’eau tranquille brille par endroits : étincelles humides et fraîches, petites croix scintillantes qui, plus nombreuses, éblouiraient.

PHILIPPE JACCOTTET, Ce peu de bruits
(Paris, Gallimard © 2008, pp. 27-28)
REPRINTED WITH THE PUBLISHER’S PERMISSION

Vieillard au corps amaigri, à l’esprit troublé par la maladie et le chagrin, esquissant, rarement, une ombre de sourire, retrouvant des ombres de souvenirs, ombre lui-même, assis chez lui le dos tourné à la porte ouverte, au monde, à la lumière du printemps ; à la dernière neige de l’année.

À côté de lui, son compagnon de toute une vie, son cadet, jeté bas par le cancer, assommé : un accidenté en pleine rue ou au bord d’une route ; un boxeur « sonné », frappé à la tempe, qui noircit.

Toute la misère humaine, quand on la touche du doigt, c’est comme une bête qui inspire une répulsion qu’il faut que le cœur endure et surmonte, s’il le peut.

Guerre : longues files de fuyards sous la neige ; vieillards incapables de marcher traînés à même le sol sur de grands sacs en plastique par des parents à peine moins vieux et moins harassés, femmes qui tremblent de froid.

Familles terrées dans des caves, des égouts. Même plus de larmes pour leurs yeux desséchés.

Hommes perdus.

L’un est dans sa maison et ne sait plus qu’il y est, la confond avec une autre où il a peut-être vécu autrefois, peut-être pas, ne va plus qu’à tâtons entre les choses présentes, si peu présentes, et celles qui n’existent plus que dans sa tête fatiguée.

L’autre n’a plus qu’un rêve : revenir chez lui, retrouver sa maison ; mais, la retrouverait-il que ce ne serait plus, quoi qu’il en ait, sa maison ; irrémédiablement.

Parce qu’il est sur le chemin qui éloigne de toutes les maisons.

La pluie froide comme du fer.

La dernière sonate pour piano de Schubert m’étant revenue hier soir, par surprise, une fois de plus, je me suis dit simplement : « Voilà. » Voilà ce qui tient inexplicablement débout, contre les pires tempêtes, contre l’aspiration du vide ; voilà ce qui mérite, définitivement, d’être aimé : la tendre colonne de feu qui vous conduit, même dans le désert qui semble n’avoir ni limites, ni fin.

À cinq heures et demie du matin, sorti dans la brume d’avant le jour, j’entends le rossignol, le ruy-señor espagnol, l’oiseau dont le chant est un ruisseau.

C’est comme si, après quelques pas hésitants, la voix montait en douce vrille d’eau dans l’ouïe et dans le ciel.

Nous suivons le chemin qui longe la colline en face de la maison où aucun de nos deux amis ne reviendra plus : il y a des iris jaunes dans le ruisseau trop encaissé pour être visible, quelques orchis, la voix des premiers rossignols, plus invisibles encore que les eaux ; une petite pluie soudaine qui nous oblige à hâter le pas. Toutes les choses fraîches de la vie dont ils avaient perdu le goût depuis trop longtemps. L’air aux mille portes ouvertes.

Après avoir rendu visite à notre ami mourant, je vois en rêve une femme vêtue de noir occupée à distribuer des cuillers d’argent qui signifient l’annonce de la mort d’un enfant ; au don de la deuxième, l’inquiétude nous prend pour le seul de nos amis proches, ici, qui en ait. Alors, nous essayons de cacher la cuiller, ou d’empêcher que quelqu’un la prenne ; comme au jeu de l’Homme noir.

Les yeux du mourant, jaunis, opaques, ne regardant probablement plus rien d’extérieur — et on ne saura jamais quoi au-dedans —, un instant sont revenus extraordinairement bleus ; c’est-à-dire, peut-être pour la dernière fois, vivants. Comme un ciel qui se serait rouvert à la demande d’un oiseau. Un trop court instant.

Je me suis rappelé, plus tard, à peine plus tard, une phrase de Ramuz dans Aline qui m’est toujours restée en mémoire parce qu’elle est la dernière d’un chapitre lu, admirablement, par Ramuz lui-même : « Ses yeux étaient redevenus clairs comme les lacs de la montagne quand le soleil se lève. » Mais, pour Aline, c’est simplement qu’elle étaient passée de la tristesse à la joie, pour avoir revu soudain son amoureux. Dans cette chambre d’hôpital, on était aussi loin que possible de toute espèce d’aube.

En ce jour de deuil, Angelus Silesius, traduit par Roger Munier :

« L’éternité nous est si native et profonde
Qu’il nous faut bien, de gré ou non, être éternels… »

(Cependant, je vois aussi le survivant, assis sur une chaise de paille, sous l’amer et éclatant soleil, devant le trou creusé de frais, extraordinairement seul. Alors que nous avons encore sur nous l’ombre des cryprès et, pour les plus heureux, celle de l’amour.)

Le mal, chez cette autre vieille amie, s’est logé dans le cerveau ; elle ne peut plus parler. En rêve, je la rencontre dans une forêt où elle s’est réfugiée loin des gens, un voile sur le visage. Nous partageons un plat de quelque chose qui ressemble vaguement à des moules et dont je recueille précautionneusement la chair, à l’aide d’une cuiller, dans leurs coquilles.

La même nuit, un violent orage a nettoyé le ciel, de sorte que la lune, au milieu de son cours, et Vénus y brillent d’un éclat plus aigu.

Missa pro defunctis de Lassus. Je retrouve dans le texte du livret ce passage de l’ancienne liturgie qui m’avait ému lors d’un service funèbre dans la chapelle de Grignan : Chorus Angelorum te suscipiat, et cum Lazaro quondam paupere aeternam habeas requiem. Ce n’est pas le Lazare que le Christ a ressuscité ; rien qu’un pauvre couvert d’ulcères, mieux accueilli au Ciel que le riche sur le seuil duquel il mendiait.

Nous savons encore, et même de mieux en mieux, ce que c’est que ce Lazare ; mais le chœur des anges qu’il était si beau d’imaginer le recevoir et lui accorder le repos à jamais ?

Avec cela, c’est comme s’il n’était ni à jamais muet, ni tout à fait absent.

L’engoulevent, ce matin, dans le gris du matin, plus proche qu’il ne l’a jamais été de la maison ; comme si ne pouvait plus l’effrayer quelqu’un d’aussi proche des ombres.

PHILIPPE JACCOTTET, Ce peu de bruits
(Paris, Gallimard © 2008, pp. 27-31, 35-38)
REPRINTED WITH THE PUBLISHER’S PERMISSION

English Translation

A buzzard slowly spirals upwards in the harsh pre-spring light. You prune the pomegranate tree, its thorns scratching your hands. In order to counter all kinds of absurdities that would make you collapse on the spot.

“Nothing is ready…” : words left over after I had dozed off for a while, yet which meant that we had forgotten to prepare our luggage, that we were still moving forward without looking ahead, that we were babbling on — as here.

But in regard to this, what can be prepared? Either we are going to start roaming and stumbling around the unreal, now and then helped out by some unsure bearings preserved in memory, it all ending up merely as the story of a shade among shades; or, if we are clear-sighted enough…

I interrupted myself with these words, like a horse flinching at the barrier and drawing back. Then, groping and utterly distraught, I again thought that the most spiritual music, the most fervent prayer, once we had reached such a spot, in the icy light of the irrevocable condemnation, would be less likely to join us than the near-silent movements of the heart, of what we call the heart; that this would be the best obol, that is a humble, almost invisible one; in fact, nearly the only possible obol; even if it enabled us to pay no passage anywhere, for at that point all directions would have ended.

Daumal: “…a sparse, pure poetry that goes up the slope, swims upstream like trout, to give birth at the vital gushing source…”

While walking along the Chalerne: tiny rapids surging down beneath the trees, among the boulders; violets visible nearly everywhere, birds flying up and off, and gentle warmth from the March sunshine.

Further on, the water is shimmering almost colorless because of the slighter slope; and the first leaves are starting to tremble above the stream. The calm water gleams here and there: wet fresh sparks, tiny sparkling crosses which, were there more of them, would dazzle you.

An old man with his emaciated body, his mind troubled by illness and sorrow, his mouth rarely forming even the shadow of a smile, stumbling upon shadowy memories, a shadow of a man himself, sitting at home with his back to the open door, to the world, to the spring light; to the year’s last snow.

Next to him, his lifelong companion, who is younger than he is, flung down by cancer, knocked senseless: like the victim of an accident in the middle of the street or alongside a road; a boxer battered silly, his temple beaten black.

All human misery, when you touch it, is like a creature inducing an aversion that the heart must bear and overcome — if it can.

War: long lines of fleeing refugees in a snowfall; old men unable to walk, dragged along the ground on big plastic sacks by their relatives who are hardly less old and less exhausted; women shivering from the cold.

Families cowering in cellars, sewers. Not even any tears left for their dried up eyes.

Men gone astray.

One is in his house and no longer knows where he is, confusing it with another house in which he perhaps once lived, or not, and he can only grope among the objects present, which are so little present, and those that exist only in his weary mind.

The other one has only one dream left: to go back home, to find his home; but should he find it, it would no longer be his, anyway; irremediably.

Because he is on the path that leads away from all homes.

The rain cold like iron.

Yesterday evening, after Schubert’s final piano sonata had surprisingly come to mind once again, I simply said to myself: “That’s it.” It is what inexplicably remains steadfast, against the worst storms, against a longing for emptiness; what definitely deserves to be loved: the tender pillar of fire guiding you even in the desert that seemingly has neither limits, nor an end.

At five-thirty in the morning, as I step outside in the pre-dawn mist, I hear the nightingale, the Spanish ruy-señor, the bird whose song is a stream.

It is as if this sound, after a few hesitant attempts, softly spiraled upwards into the ears and the sky.

We follow the path along the hill opposite the house where neither of our two friends will ever return: yellow irises have sprouted alongside the stream that is itself too hemmed in below to be seen; there are also a few orchises, and the sound of the first nightingales, even more invisible than the water; a sudden drizzle forces us to quicken our pace. All the fresh things of life, the taste of which our friends had lost for so long. The air with its thousand open doors.

After paying a visit to our dying friend, I dream of a black-clad woman who is busy handing out silver spoons announcing the death of a child; when the second spoon is given, we start worrying about the only one of our close friends here who has children. Then, we try to hide the spoon, or to prevent someone from taking it; as with the “dark man” card in the game of L’Homme noir.

The dying man’s opaque, jaundiced eyes, which were probably no longer looking at anything outside — and we will never know at what, inside — once again became extraordinarily blue, but only for a moment; that is, perhaps for the last time they were alive. Like a sky that had opened itself up again at a bird’s beckoning. A too brief moment.

Later, just a little later, I recalled a sentence in Ramuz’s Aline, a sentence that I have never forgotten because it concludes a chapter once admirably read aloud by Ramuz himself: “Her eyes became clear once again, like mountain lakes when the sun rises.” However, for Aline, this simply means that she moves from sadness to joy after suddenly seeing her lover. In the hospital room, we were as remote as possible from any kind of dawn.

On this day of mourning, Angelus Silesius:

“Eternity is so deeply engrained in us
that, willfully or not, we have to be eternal…”

(However, I also see the survivor sitting on his straw-bottom chair in the bright bitter sunlight, in front of the freshly dug hole. He is extraordinarily alone. While we remain standing in the shade of cypress trees and, for the luckiest among us, in that of love.)

As for another old friend, her brain is afflicted; she can no longer speak. In a dream, I meet up with her in a forest where she has taken refuge far from people, a veil over her face. We share a dish of something that vaguely resembles clams, whose flesh I carefully spoon out of the shells.

That same night, a violent storm clears the sky so that Venus and the moon in mid-course shine with a sharper glare.

Lassus’s Missa pro defunctis. In the libretto I come across the passage, from the Old Liturgy, that had moved me once during a funeral service in the Grignan chapel: Chorus Angelorum te suscipiat, et cum Lazaro quondam paupere aeternam habeas requiem. It is not the Lazarus of the New Testament whom Christ resuscitates, merely a poor man covered with sores; and he is better welcomed into Heaven than the rich man on whose threshold he had been begging.

We still know, in fact all the better, who this Lazarus is. Yet as to the choir of angels whom it was so beautiful to imagine welcoming him and granting him eternal rest?

With this, it is as if he were neither silent forever, nor completely absent.

The nightjar this morning, amid the grayness of morning, and closer than this hawk has ever been to the house. As if it could no longer be frightened by someone so close to the shades.

Printed from Cerise Press: http://www.cerisepress.com

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