Le mal des fantômes (extraits) / from The Sorrow of Ghosts

French

I

D’autres que nous ont fait la traversée
de cette vie, de ces mers. L’écume
de l’inconnu bava sur leur visage.

Ont-ils erré longtemps d’une fenêtre
à l’autre, sans oser !
Ont-ils pesé
les matinées à voiles du peut-être !

Ces jours sans horizon, ces mers sans pli,
ces continents sans nom… que d’amériques
pour les pêcheurs de perles de l’oubli

et quel malaise au gris de la matière
quand des remous s’y creusent tout à coup
pareils à des idées silencieuses…

— Qui leur avait jeté autour du cou
le nœud coulant, têtu, de l’Aventure
(pendant que la bolée de cidre doux

râpait leur gorge?)
Bars de la marine !
Paquets de corde, ô ports, accordéons.
Et cette odeur de TEMPS dans la narine.

… Soleils de l’au-delà! Ouvrages longs
faits à la grosse aiguille par des esclaves
couchés sur les saisons…
Qu’il ferait bon.

qu’il ferait bon s’étendre sur vos nattes
et oublier, aux sources du sommeil,
l’immense bruit d’empires et de bottes

EN MARCHE…

II

Oui, pirates, baleiniers,
navigateurs tenaces du sensible,
n’ayant d’aucun destin à témoigner,

ont traversé ces mers accoutumées
dans l’anonyme flux des horizons,
traçant partout leurs routes — de fumées.

A peine un fin sillage de leur court
périple.
Noms sur une pierre
encres
séchées sur un registre.
Bref discours :

nés à…
morts à…
perdus en mer…
Et une
date en regard de ces événements
fragiles feux follets d’une lacune,

pas même attestés par des témoins
de bonne foi, présents à ce scandale
d’apparitions et de disparitions

mystérieuses…

III

Oui… Pourtant, en songe,
le front collé aux vitres de la nuit
où ce qui est demeure en ce qui change,

je les ai vus entrer en leur sommeil,
dans le murmure long du miel sauvage,
et s’y coucher, farouches, sur le seuil.

Je les ai vus aussi, aux heures d’huile,
quand la pensée ressemble à un ibis
debout, sur une jambe et immobile,

jeter (d’un muscle rude et aguerri)
leur dur harpon au dos des solitudes.

XIX

Oui… mais nous,
ça nous connaît l’Histoire ! Femmes enceintes ;
vieillards ; malades ; gosses scrofuleux.

Sans rêve, sans espoir — Dociles briques,
vils matériaux placés dans le milieu
de cette histoire qui se fait…
Cynique !

— inique Histoire ! Eux — les conquérants !
Et nous – les égorgés !… À eux, quand même,
le pain (un peu rassis), le lit (de camp),

la femme (au ventre frais), les soirs (d’ivresse),
toutes les joies terribles d’ici-bas ;
l’oubli du lendemain…
Dans leur détresse,

quand l’heure extrême amène ses remous,
qu’il sonne clair encor, de leur triomphe,
le chant fini.
Eux, eux toujours !
Mais nous,

pas même ça! Bâtards de l’éphémère !
… on donnerait parfois l’éternité
pour une de ces heures de la terre,

vécues selon la terre, dût le fruit
fondre aussitôt que neige dans la bouche
inassouvie.

XXI

Le monde meurt. En route, vieux fantômes !

Qui veut ressusciter d’entre les morts ?
Ivresse ! Faut-il donc qu’elle sanglote
toujours — encore — l’ancre dans les ports ?

… Terres de l’au-delà ! Nuits féeriques…
Quoi ! Echoués aux visions sans voir,
vils papillons pour lampes électriques ?

— on nous ramassera sur les trottoirs.

— Benjamin Fondane, Le mal des fantômes
(Paris, © Éditions Verdier, 2006)
REPRINTED WITH MICHEL CARASSOU’S AND THE PUBLISHER’S PERMISSION

English

I

Others before us made the crossing
of this life, these seas. Their faces ran
streaming with the spray of the unknown.

Did they wander, cowed, from one window
to the next?
Did they measure out
the promise of mornings under sail?

Days without limit, unpleated seas,
the nameless coasts… Americas
for pearl divers of oblivion,

and at the wash of waves, the sudden
down-drop like a silent thought,
what queasiness at the gray expanse.

Who looped around their necks the quick,
tenacious slip-knot of adventure
(as bowls of sweet cider burned

their throats?) Harbor bars,
packets of rope, accordions.
That whiff of TIME in the nostrils.

…Suns of hereafter — Done in crude
and patient needlework by slaves
who dream the passing seasons. Oh,

to settle back into your hair,
forget, at the roots of sleep,
imperial tumult and black boots

MARCHING…

II

Yes, whalers and pirates,
hardy explorers of the real,
without a fate to call their own,

have crossed these habituated seas
and left behind them smoke-trails lost
in the nameless swell of boundaries.

Hardly a sign that they, too, furrowed
the waves
a name in stone
dried ink
in a register.
Just briefly:

born in …
died in …
lost at sea…
And by each one the ghostly flicker
of a date, the hint of something missing,

yet even that unconfirmed;
there are no trusted witnesses
of these appearances and deaths

still unexplained…

III

Yes… Yet in a dream,
my face against the glass of night
where the unchanging is transformed,

I saw them come in, sleepwalking
through the long whisper of wild honey,
and lay down, savage, at the door.

I saw them, at the hour when thought
stands motionless on one leg like
an ibis, when time is thick as oil,

with hardened arms plunge a harpoon
into the back of solitude.

XIX

Yes… but History
we know too well. Old men, the ill,
women with child, consumptive kids.

All dreams and prospects gone. Docile bricks,
the raw material for history
that is made around us.
Traitorous

History that makes them conquerors
and slits our throats. They get, after all,
the bread (gone stale), the beds (hard cots),

the women (fresh) and the nights
of riot, cruel joys of here below;
the new day’s forgetting…
In peril,

at the last hour’s unsettling,
the clear song of their victory
still resonates.
Them, always them.

For us, not even that. Bastards
of the ephemeral. We would give
forever for one earthly hour

lived by the earth’s way, for the fruit
to melt in our parched mouths
like snow.

XXI

The world expires. Old ghosts, get packing.

Whom among the dead would return?
Riot. Then must she always lay
at anchor, sobbing, in strange ports?

… Lands of hereafter, enchanted nights…
Did we succumb to visions sight-
unseen, moths on electric lamps?

— come day they will sweep us off the walk.

Printed from Cerise Press: http://www.cerisepress.com

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